Cette nouvelle est signée Jean-Yves Duchemin un excellent auteur................. de mes amis. A la fin de la quatrième partie vous trouverez le lien pour télécharger cette nouvelle dans sa totalité
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A la manière d’un escargot oubliant derrière lui des empreintes nocives dont il sera la première victime lorsqu’il fera demi-tour, Petit Poucet chez les gastéropodes. Hormis ces inconvénients douloureux, donc, cela permet de tout se remémorer dans les moindres détails, et ceux-ci deviennent consistants, réels. C’est une sorte de microscope de la mémoire, un verre déformant vous renvoyant l’image claire d’un géant alors que vous avez dessiné un nain flou. Et, surtout, cela donne beaucoup plus d’imagination que d’habitude, une fois le monde réel retrouvé au sortir des draps parfois souillés… par la transpiration et la salive. Les rêves seront moins déjantés, mais ils auront du corps, un certain poids dont les dormeurs se délesteront au réveil, après qu’un pied matinal, à la suite de quelques tâtonnements aveugles, eût touché franchement le sol, imitant la rosée. Il n’y a aucun risque d’accoutumance. C’est un stimulateur, un catalyseur, un amplificateur de fantasmes… trois qualités fondamentales dans l’art de créer.
Vous êtes un artiste et votre muse, par un savant stratagème, ressemble autant à Morphée, à Hypnos, qu’à une déesse hindoue dont les bras multiples imitent les serpents ondulant sur le crâne des Gorgones. Vous vous enlisez dans les marécages du sommeil, et c’est un cinéma total dont vous avez vous-même créé la trame, la substance, qui prend vie, s’anime, brassant la vase du fond avant de s’afficher en relief dès l’aube, tandis que vous parvenez enfin à l’air libre, hors de l’eau, sans même tousser. Il ne reste plus qu’à traduire les sensations par des mots ; ils sont émis anarchiquement, mais quelqu’un veille au grain, prend des notes, qui seront développées ultérieurement. Elles prendront l’aspect de chapitres… amenant un contexte… une résurrection du verbe par la prose. Mais là, c’est une toute autre histoire !
Mes employés, je les fais bosser au noir car ils ont déjà tous un boulot. Ils dorment puis racontent leurs rêves ; des sortes de scribes sont là pour transcrire leurs récits oniriques, les transformant par la suite en nouvelles, en romans, selon le degré de volubilité du « travailleur de nuit ». On pourrait les qualifier de nègres, bien sûr, mais je n'aime pas ce terme hybride, péjoratif. Je préfère reconnaître en eux les scribes des temps modernes - c’est pour ça, d’ailleurs, que je leur ai donné ce surnom ! Ce sont des architectes du songe, des sculpteurs d’imaginaire… Ils manipulent leur clavier d'ordinateur à la manière des pianistes virtuoses, écoutant attentivement cette prose échappée de cerveaux en totale effervescence onirique, en ébullition fantasmatique - des ébauches de synopsis, oui, des moignons de scénarios naissent, s’élaborent ainsi. Et pendant que les « enveloppes » roupillaient profondément comme des marmottes, les mots sommeillaient, éteints, attendant le matin pour venir au monde… se montrer à la lumière d’un jour nouveau. S’incarner, exister ! Pour s’exprimer avant d’être imprimés.
Tels les Peaux-Rouges, qui n’attaquent jamais quand le soleil est au zénith, exploitant l’aurore au point de s’en faire une alliée efficace et fidèle. Ces enveloppes deviennent ensuite les narrateurs, et c’est là l’occasion rêvée (?), pour les scribes, d’endosser la panoplie et les responsabilités de l’artiste écrivain. Très tôt dans la journée, ils sont confrontés à ces gens qui, encore somnolents, se sont investis, durant la nuit, d’une sorte de mission d’exploration sous-marine. D’authentiques plongeurs descendus au plus profond d'un océan - ou des spéléologues… dans les entrailles d’un volcan - dans le but d'y découvrir des trésors cachés, rares donc précieux, et qui, plus tard, les offrent à un brocanteur, afin qu’il en fasse grand cas et les exploite honteusement.
Des best-sellers surgissent sans crier gare, geysers de la création, au terme d’un gros dodo peuplé de fantômes farfelus, échevelés, au sein d’un carnaval baroque d’outre-tombe. Feux d’artifice nés d’une étincelle. C’est une sieste en cinémascope, où le dormeur reçoit l’image… brute… la stocke, puis la donne à traiter, de sorte qu’elle soit, grâce aux scribes, proposée au lectorat dans le plus bel écrin.
Je ne suis pas misogyne, mais hélas, les femmes refusent systématiquement de libérer leurs inhibitions d’une façon mécanique, artificielle ; elles n’aiment pas tricher… pas en public. Non, je ne suis pas un adepte de la discrimination sexuelle ou raciale, toutefois ces dames se sont éliminées d’elles-mêmes, et je trouve cela fort dommage.
Il m’arrive toutefois d’imaginer des paysages de laine et des horizons brodés qu’un secteur spécial au sein de mon entreprise auraient pu mettre à jour, sur du papier. S’ensuivraient des files entières de ménagères enthousiastes attendant, en file indienne (?) devant des librairies promises à la curée, la parution du dernier titre de Clarisse Worken, la dormeuse prolixe : Manon, Fille-Fleur, Myriam et le Tableau du Père, La Belle et le Bêta, et la suite, La Belle et la Belette… C’est tout juste si elles n’auraient pas campé dans la rue, jusqu’à la date de sortie du bouquin tant convoité, se battant à l’heure d’ouverture des portes, pour affirmer en petit comité, chez le coiffeur, ou lorsqu’elles seront grands-mères : « J’y étais, moi… et j’étais la première…
J’ai même dû rosser notre ancienne femme de ménage ; cette vieille pute voulait ma place ! ». Chez les scribes, la mixité est souveraine et respectée ; ils ne sont régis par aucun tabou. Ils ont tendance à pondre cinq pages pour dire « Je t’aime ! » à leur âme sœur, s’emparant de quelques idées pour, au fil conducteur de leur pensée contextuelle, créer un véritable roman. Incapable d’élaborer un scénario, ils sont plus doués pour la narration, le remplissage, parfois la digression… Ce sont les rois de la finition, du petit plus qui apporte tant. On leur donne une peau de bête et, de fil en aiguille, ils la ressuscitent avec de la paille ; alors, la vie semble si soudainement palpitante qu’on a l’impression d’entendre rugir ou piaffer le totem empaillé.
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