Cette nouvelle est signée Jean-Yves Duchemin, un excellent auteur .............de mes amis. A la fin de cette dernière partie vous trouverez le lien pour télécharger cette nouvelle dans sa totalité

 

  
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Tout le contraire des journalistes, dont le métier est d’être concis, de ramener à l’essentiel les commentaires sur des événements fleuves, qu’ils réduisent à l’état de ruisseaux empoisonnés. Ils pressent des nues orageuses pour en faire des serpillières qui auraient séché au soleil. Avec eux, l’info ne souffrira jamais de surcharge pondérale. Ce sont les diététiciens du langage, les castrateurs du verbiage, des prédateurs de surplus…

Les éditions Oniris, dont je suis The Big Boss, n'acceptent ni les insomniaques ni les amnésiques ni les somnambules. Amplifié par l’Onirium, un songe de somnambule provoque une overdose ; un être plus ou moins profondément endormi et comme nageant entre deux eaux, l’inconscient et la réalité, le subconscient et l’imaginaire, en déséquilibre sur le fil de la pensée et de la vie, n’y résiste pas longtemps.

Il chute, comme aspiré par mille tornades, du haut de sa dérive mentale, à la manière d’un suicidé lesté d’une enclume transformant son sac à dos en bosse trop pesante, s’évanouit dans les alléluias, puis s’écrase au fond de ce trou noir. C’est un interminable tunnel vertical dont on aurait muré une extrémité. Ces « dormeurs debout » surfent sur une vague dont les fondations reposent sur des creux de la taille d’un immeuble de cinq étages.

Attention à cette came qui vous pousse au vertige même dans la position allongée ! Vous avez alors l'impression que le lit est debout et que le plafond est un simple mur contre lequel vous pouvez vous appuyer. Le piège est là, flou mais réel, omniprésent. Vous ne tombez pas, non… vous vous évanouissez, et on vous sort du coma après que plusieurs années aient ridé la surface du temps - quand on vous en sort, évidemment ! Et l’on vous prescrira du Mnézium2002, la fameuse molécule du docteur Vincent Mareuil. Entre-temps, vous vous serez transformé en légume, en zombie.

Seuls les somnambules ont la possibilité (le désagrément, oui) de se shooter profondément avec cette médecine particulière. Pour les autres, tout baigne sur une mer d’huile où seules quelques vaguelettes viennent ternir l’aspect de plancher en acier bleuté, ou de moquette blindée. Et le pire, c’est que des individus peu recommandables en font le trafic, recrutant ces « endormis à la démarche inconsciente » par petites annonces, dans les journaux à fort tirage, les magazines people, ou sur internet.

Tout cela est assez maladroitement maquillé, imitant une vieille pute qui s’accroche à ses mètres carrés de trottoir, mais l’argent efface toute suspicion, toute enquête à même de défendre le consommateur lambda. Ces dealers sont très dangereux pour tout le monde ; surtout pour les insomniaques et les amnésiques chroniques, proies innocentes de leurs méfaits puisque les plus exposées à ce safari-stup’.

Ceci dit, la flèche décochée vise plus large, les cibles sont multiples, et les effets jamais identiques pour tous. En évitant le gibier, j’écarte de mon chemin les chasseurs… même si cela peut paraître égoïste de ma part. Très peu… citoyen. Lorsque ces gens pétés comme des coings vous embrassent ou ont un rapport très intime avec vous, même après être sortis d’un coma dix ans plus tôt, ils ont une façon très particulière de traiter votre cas, sans demander la permission à quiconque, et encore moins à Morphée, ou à Hypnos. Tout commence par le charme et la séduction ; tout finit par… le néant. Vous vous mettez alors à pioncer tel un loir - ce sont de véritables mouches tsé-tsé déguisées en humains, ces camés-là ! Ensuite, durant votre drôle de transe, vous vous rappelez des détails peu reluisants de votre vie passée ; mais décuplés, intensifiés à l’excès, et les faits anodins se métamorphosent aussitôt en drames féroces, en tragédies cannibales, vous poussant au suicide, au chant du coq, comme jadis, lorsqu’on avait rendez-vous sur le pré, pour un duel jusqu’au dernier sang.

On venait à peine de trouver une solution pour contrer les assauts du sida, on avait terrassé le cancer, et voilà que la maladie du Somnambule faisait sa triste apparition, entrait en scène, prenant un bien sordide relais ! Un passage de témoin dont on se serait bien passé en ces temps d’incertitude planétaire et de réchauffement polaire… Les gens équilibrés, eux, peuvent roupiller tranquillement sur leurs deux oreilles, et ronfler à leur guise sans risquer le moindre malaise fatal au lever ; le baiser du somnambule leur apporte des maladies qui ne menacent pas leur existence, juste leur état mental : paranoïa, mythomanie, névroses en tous genres…

Ne sont visés que les insomniaques et les amnésiques, donc, mais les dealers se foutent royalement des degrés de sensibilité au mal. Imitant la distribution de drogue conventionnelle, les trafiquants ne font pas dans la classification de symptômes chez les « receveurs ». Pour en revenir à nos moutons - qui servent également à s’endormir, n’est-ce pas ? -, comme la plupart de mes sujets ont leur propre métier, je ne me gêne pas pour les larguer s'ils ne font pas allégeance au seigneur qui les paie.

Je n'ai aucun scrupule de ce côté-là. Je vous assure que je ne suis pas un tyran, non, plutôt quelqu'un d'exigeant avec lui-même et qui en réclame tout autant de la part des autres. En tout cas, les dormeurs sont moins grassement rémunérés que les scribes. Quoi de plus logique, hein ? Ces derniers n'ont pas de travail fixe, alors ils ont tout intérêt à ne pas se faire virer ; il y a bien assez de chômeurs dans la nature, sans pour autant grossir les rangs de l’armée des sans travail !

C’est un cercle vicieux, je sais, mais comment faire autrement ? Les gros salaires doivent assumer, assurer, sinon bye bye ! J’ai un faible pour les scribes - et cela n’a aucun rapport avec la présence féminine presque majoritaire -, néanmoins je dois demeurer intraitable avec eux en cas de faute professionnelle : c’est un principe, point final. Vigilance et sévérité.

A la moindre faute d'orthographe ou de frappe, c'est un demandeur d'emploi de plus sur la longue liste des oisifs involontaires. Ces victimes dont le prédateur n'a pas de visage, surtout quand il vous tombe dessus sans que vous l'ayez vu ni entendu venir ! L'ANPE est une organisation de fantômes et de monstres invisibles, dangereusement transparents, qui vous choient sur les épaules alors que vous avez oublié de vérifier si du haut de cet arbre un fauve ne vous guettait pas, affamé et silencieux… Les éditions Oniris vont devoir fermer trois ou quatre semaines cet été.

Vous avez très certainement compris que lorsque je prends des vacances, les autres font de même par la force des choses. Les clefs de la boîte partent avec moi, bien au chaud dans leur écrin le plus moelleux. Personne ne se sent concerné par les congés payés, sauf moi… et c'est très bien ainsi ! Chez les scribes, les mecs deviennent garçons de café et les nanas hôtesses dans des bars américains, le temps de mon repos du guerrier. Celles qui se prostituent, je ne les reprends pas. Le téléphone arabe est très efficace sur la Côte d'Azur ! Bien qu'il n'y ait pas de sots métiers, comme le stipule assez naïvement le proverbe - les proverbes étant le plus souvent des bouées de sauvetage dont on abuse pour ne pas couler -, je me méfie tout particulièrement de celui-là.

Je n’ai jamais eu à récupérer une scribe piquée par la maladie du somnambule, et je me demande quel serait le résultat s’il lui fallait traiter un récit de dormeur après avoir fait l’amour avec un « endormi à la démarche inconsciente »… J’imagine mal une tête heurtant un clavier, alors que deux mains sont posées mollement sur les genoux de la suicidée, et qu’un flacon de poison gît, vide, entre ses pieds…

Sur l’écran, le prologue de la nouvelle en chantier commencerait ainsi : « Je m’appelle Florian Magister, mais parce que je reviens toujours sur les lieux du crime, on me surnomme… on me s… on m… ». On le surnommait sans doute Le Boomerang. Lorsque j’y songe, j’ai des frissons partout. Comme des orties dans un champ de tournesols. Pas vous ?

FIN

  
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