Cette nouvelle est signée Jean-Yves Duchemin un excellent auteur de mes amis. A la fin de la quatrième partie vous trouverez le lien pour télécharger cette nouvelle dans sa totalité

 

  
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Non, j’aurais trop peur de faire resurgir les vieux démons ; je préfère les laisser hiberner à l’abri d’un tipi calfeutré dans les nuages ceignant « la montagne dont le sommet picore le ciel ». Dans mon domaine, j'ai beaucoup d'intuition ; je possède, paraît-il, un sacré flair… un flair sacré… ou bien est-ce lui qui me possède. Je suis un peu sorcier, dirons-nous. Je n’en arbore pas que le profil aquilin, non. Je suis éditeur de rêves. Un métier rare, une vocation… un don conciliant recherches, patience, prises de risque et décisions ! Un grand sachem en quête de manitous, en quelque sorte.

Une pléiade de jeunes gens bourrés d'imagination bossent pour ma pomme. Je les prends entre vingt et trente ans : c'est dans cette tranche d’âge que le repos du guerrier se pare d’images surréalistes. A partir de la trentaine, comme une solution de facilité, la maturité pousse l’individu dans les derniers retranchements de la sagesse... jusqu'à perdre cette délicieuse notion de vertige qui occulte la réflexion. L’improvisation sature, se fissure… et par ces brèches accueillantes, en longues coulées glaireuses et pestilentielles, s’introduisent les ordures mentales, viols et perversions diverses. On se stabilise - le mariage est une forme accomplie de cette stabilité -, se fixe dans la routine telle la rouille sur un morceau de fer. On se renie. La folie a déserté les actes ; elle mijote uniquement dans la marmite bouillonnante des pensées sauvages, des idées noires… C’est une stagnation, oui… un ancrage contre nature.

Dès lors les songes engendrent des fantasmes obscènes, vulgaires, sans intérêt ; malgré un traitement spécifique, l'amnésie épouse la culpabilité, avant de menacer les dormeurs au réveil. Un encéphalogramme plat se métamorphosant en kaléidoscope sous l’effet d’un courant électrique né du magma où les barrages, cédant, laissent s’infiltrer les défoulements par vagues déferlantes et sulfureuses.

Juste avant le coucher, mes « travailleurs de nuit » avalent deux pilules d’Onirium, qu’ils prennent de préférence en ingurgitant un bol de lait bien chaud additionné de miel. C’est garanti sans danger, ou presque, et ça les aide à émerger des profondeurs du sommeil, la mémoire intacte. Parfois, le souvenir est si palpable que les doigts se referment mécaniquement sur le vide, comme pour caresser une statue invisible, un fantôme, une évocation…

Au saut du lit, selon les cas, on peut même calculer avec précision, uniquement en consultant l’horloge interne, la durée du temps passé à rêver. Que l’on se rassure… il est question d’un médicament en vente libre, pas d’un ersatz de contrebande.

Mon bureau d’intendance traite directement avec le laboratoire qui diffuse cette molécule - producteur déjà célèbre pour avoir aidé un certain docteur Vincent Mareuil dans son élaboration du Mnézium2002, un remède guérissant l’amnésie quand elle survient à l’issue d’un coma plus ou moins prolongé. Son Grand Chef est un cousin, et grâce à cette lointaine parenté, nous avons droit à d’intéressantes remises. Je n’éprouve aucun scrupule car il s’agit d’un piston utile à autrui, pas d’une magouille financière lésant des consommateurs moins fortunés. L’effet escompté est double mais, plus couramment, par rapport à d’innocents délires, on en consomme surtout pour tamiser ces orgies mentales qui parfument nos nuits d’un arôme d’amoralité et dressent vers le plafond de la chambre le chapiteau d’un désir de mâle.

Pour mon boulot, les spécialistes ne cessent de seriner que l’érotisme des songes devient envahissant si, par le biais de l’artifice, on ne canalise pas la motivation de l’individu vers un but strictement éditorial… alors pourquoi s’en priver, hein ? Ils sont visités (hantés ?) par des fantasmes sains, et non par des chimères déboussolées imposant, une fois le dormeur éjecté des brouillards nocturnes, leur dérive psychédélique. Ainsi, au lieu de vous jeter sur un être innocent afin d‘assouvir votre désir bestial, vous bâtissez les remparts de vos propres débordements, en y ajoutant une poésie nimbée d’esprit littéraire et de création ludique.

Dans certaines cliniques psychiatriques où l’on soigne les obsédés sexuels et les violeurs, l’Onirium est un remède très prisé, et les détraqués se réveillent souvent, un sourire béat sur le visage et expliquant aux internes comment ils ont… batifolé avec un âne joliment gris dans une prairie délicieusement verte au bord d’un cours d’eau limpide et chantant dont l’onde pure évoque la virginité d’une pucelle juste avant qu’une soucoupe volante bruyante n’atterrisse dans le si beau champ de tournesols voisin en arrosant les alentours de décibels mouillés…

Pendant qu’ils rêvaient en technicolor, influencés par l’Onirium, non seulement ils neutralisaient leurs pulsions primitives, mais de plus, chacun prenait du plaisir à commenter sa nuit Bibliothèque Rose aux autres, et un sit-in se formait, dont chaque élément était tour à tour auditeur et conférencier.

Apparemment, cela apaisait les esprits les plus agités, redressait les plus tordus… en les abrutissant. Mais ces consommateurs-là ne se satisfont pas de cette molécule ; elle ne leur est utile qu’alliée à d’autres, bien plus puissantes. Ceci dit, comme pour le Viagra, il ne faut surtout pas en abuser. L’épée de Damoclès, fatiguée par sa lévitation menaçante, égare son orbite et, en tombant, sa lame tranche dans le vif du sujet, sectionnant un pic inavouable et deux rochers jugés précieux. Même votre auréole ne fera pas obstacle à sa chute castratrice. Effectivement, à trop fortes doses, l’Onirium rend impuissant ; votre libido en prend un coup, s’efface progressivement, laissant la place à une amertume légitime et de pesants regrets qui parasitent le corps telle une meute d’ombres indélébiles.

 
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